Les enjeux de la professionnalisation
Depuis quelques décennies, les formes d’organisation du travail ont évolué très significativement par rapport au taylorisme qui dominait l’ère industrielle et de nombreuses autres formes et préoccupations apparaissent : la gestion collective des opérations de travail, l’adaptation des processus en flux tendu, l’agilité, l’organisation en mode projet, les groupes participatifs, l’organisation qualifiante…
L’efficacité recherchée par le management « est avant tout collective, [elle] repose sur l’individu en tant que membre du groupe, sur sa singularité, sur sa subjectivité » (Cifali et André, 2007, 93). Cette évolution nécessite d’autres types de compétences : travail collectif, polyvalence, communication, décentration, gestion de ses pratiques… Le travail requière d’être capable d’anticiper, de donner du sens, de communiquer et de coopérer. Il faut pouvoir prendre des responsabilités, décider, faire preuve de créativité…
Naturellement, ce nouveau paradigme sur l’organisation du travail conduit à intégrer de nouveaux contours à la professionnalisation des activités et des individus et à s’ancrer beaucoup plus dans les situations de travail. Il conduit à articuler plus explicitement l’acte de travail, l’acte de réflexion sur le travail et l’acte de formation. Dès lors, une des voies de la professionnalisation est de réfléchir sur l’action.
L’analyse de pratique
C’est dans ce contexte que l’analyse de pratique peut être considérée comme un levier important, un outil au cœur de l’entretien et de la pérennisation des pratiques et plus particulièrement celles des soins infirmiers.
L’activité, en l’occurrence le soin, est particulièrement complexe :
- Les infirmiers et plus généralement « les personnes qui travaillent ne font pas qu’exécuter des tâches, appliquer des consignes, respecter des procédures. Les dysfonctionnements, les pannes… existent et surgissent dans toute situation de travail. Les protagonistes gèrent ces aléas, et de ce fait, produisent de nouvelles normes, de nouveaux savoirs. » (Nouroudine, 2004, 22)
- Pour comprendre ce qui se joue, l’écart entre le prescrit et le réel doit être analysé, disséqué, contextualisé…
- « L’écart renvoie à un débat de valeurs, du sujet individuel avec lui-même, mais aussi du sujet individuel avec les autres sujets dans les collectifs de travail. » (Nouroudine, 2004, 23)
Réfléchir sur l’activité, sur les écarts entre le prescrit et le réel, sur les valeurs et les savoirs en jeu ; cumuler cette réflexion au fil du temps, est ce qui constitue l’expérience. L’expérience se construit à partir du vécu, à partir de l’activité.
La réalité n’étant jamais conforme à ce qui était prévu, les acteurs de l’expérience sont face aux contingences du réel (dysfonctionnement, variabilité, aléas…). Ils se doivent de traiter ces aléas en prenant des décisions, en opérant des choix, en négociant des valeurs…
Par ailleurs, dans le travail, l’expérience s’insère toujours dans un cadre collectif et donc se partage et se communique. Et dès lors que l’on décrit une situation, une expérience, dès lors qu’un énoncé existe, il y a l’auteur de l’énoncé et le ou les auditeurs et donc rencontre d’intersubjectivités autour des mots, des expressions, des gestes… qui s’expriment. Quelle est alors la validité de l’énoncé ? Aux yeux de qui ?… Plus généralement aucun praticien ne peut faire abstraction du jugement des autres sur son travail.
Même si la verbalisation de l’expérience est une représentation fatalement biaisée de la réalité (biais du langage, biais de l’auteur, biais de l’auditeur…), cette verbalisation est nécessaire pour comprendre l’expérience. Elle permettra de se « préparer à affronter des situations analogues » (Perrenoud, 2004, 39). Elle nécessitera des ajustements permanents pour prendre en compte « le traitement de la diversité [qui] instruit les protagonistes en les rendant plus informés et plus compétents. [Les] problèmes traités et résolus se traduisent par l’invention de nouveaux ‘savoirs investis’ dans l’expérience » (Nouroudine, 2004, 31)
Analyser son action, c’est analyser le contexte, la situation au moment de l’action et même, et surtout, analyser l’analyse du contexte et de la situation faite au moment de l’action. C’est également repérer les invariants de l’action et c’est aussi s’appuyer sur des savoirs qui permettent de comparer, classer, ordonner, formuler des questions, des hypothèses…
L’analyse de pratique « contribue à transformer les pratiques en connaissances individuelles sur l’action (chacun apprend individuellement de ses pratiques car il les met en mots, parfois pour la première fois), en connaissances partagées sur l’action (les uns et les autres apprennent de l’écoute des autres), et à produire de nouveaux savoirs pour l’action (au sens de la préparation d’actions nouvelles, notamment lorsqu’il s’agit pour les groupes de réfléchir à une autre façon de faire) » (Wittorski, 2004, 65).
L’analyse de pratique n’est pas la description (aussi fidèle soit-elle) d’une scène vécue mais le décryptage de l’ensemble des sens qu’ont donné l’auteur et les auditeurs à la situation et à l’action qui constituent la pratique analysée. C’est ce qui permet la production de connaissances et de savoirs qui sont liés à l’activité et à l’identité.
L’un des bénéfices de l’analyse de pratique est de former et d’outiller des « praticiens réflexifs ». C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’analyse de pratique est institutionnalisée dans la formation initiale et professionnelle dans les Instituts de Formation des Maitres (IUFM) ou dans les Instituts de Formation en Soins Infirmiers (IFSI).
L’analyse de pratique au niveau de la profession infirmière
Pour ce qui concerne plus spécifiquement les infirmiers, l’analyse de pratique est également très présente dans leur quotidien puisqu’on la retrouve mentionnée dans les textes officiels qui encadrent la profession.
- Dans le référentiel d’activités (Arrêté du 31 juillet 2009 Annexe 1) :
- « L’exercice de la profession d’infirmier ou d’infirmière comporte l’analyse, l’organisation, la réalisation de soins infirmiers et leur évaluation, la contribution au recueil de données cliniques et épidémiologiques et la participation à des actions de prévention, de dépistage, de formation et d’éducation à la santé » Art. R. 4311-1 du Code de la Santé Publique (CSP).
- La formation et l’information de nouveaux personnels et stagiaires est l’une des activités détaillées dans le référentiel d’activité.
Ceci concerne les activités de réajustements d’activités réalisées par des stagiaires, d’explicitations sur les modalités de soins, de réalisation de cours ou d’intervention sur la pratique professionnelle… - La veille professionnelle et la recherche.
Ceci concerne, les activités d’échanges de pratiques professionnelles avec ses pairs ou avec d’autres professionnels de la santé, d’apport d’éléments dans le cadre d’élaboration de recommandations de bonnes pratiques ou dans le cadre d’évaluation de pratiques professionnelles, de mise en place de débats sur les éléments éthiques dans un contexte de soins…
- Dans le référentiel de compétences (Arrêté du 31 juillet 2009 Annexe 2) :
- Analyser la qualité des soins et améliorer sa pratique professionnelle.
Dans la description détaillée de cette compétence on retrouve les notions suivantes :- Observer, formaliser et expliciter les éléments de sa pratique professionnelle,
- Confronter sa pratique à celle de ses pairs ou d’autres professionnels
- Évaluer les soins, les prestations et la mise en œuvre des protocoles de soins infirmiers,
- Analyser et adapter sa pratique professionnelle,
- Identifier les améliorations possibles et les mesures de réajustement de sa pratique
- Rechercher et traiter des données professionnelles et scientifiques
Dans la description détaillée de cette compétence on retrouve les notions suivantes :- Identifier une problématique professionnelle et formuler un questionnement
- Rédiger et présenter des documents professionnels en vue de communication orale ou écrite.
- Informer, former des professionnels et des personnes en formation
Dans la description détaillée de cette compétence on retrouve les notions suivantes :- Organiser et superviser les activités d’apprentissage des étudiants
- Transférer son savoir-faire et ses connaissances aux stagiaires et autres professionnels de santé par des conseils, des démonstrations, des explications, et de l’analyse commentée de la pratique
- Animer des séances d’information et des réflexions sur la santé, la prise en charge des personnes et l’organisation des soins auprès d’acteurs de la santé
- Analyser la qualité des soins et améliorer sa pratique professionnelle.
- Dans le référentiel de formation (Arrêté du 31 juillet 2009 Annexe 3) :
« L’étudiant est amené à devenir un praticien autonome, responsable et réflexif, c’est-à-dire un professionnel capable d’analyser toute situation de santé, de prendre des décisions dans les limites de son rôle et de mener des interventions seul et en équipe pluriprofessionnelle. »
Dans les principes pédagogiques, il est énoncé que « le référentiel de formation met en place une alternance entre l’acquisition de connaissances et de savoir-faire reliés à des situations professionnelles, la mobilisation de ces connaissances et savoir-faire dans des situations de soins, et, s’appuyant sur la maîtrise des concepts, la pratique régulière de l’analyse de situations professionnelles. »
« La posture réflexive, l’entraînement réflexif » est une exigence de la formation.
Les études de situations dans l’apprentissage sont traitées à partir de la littérature professionnelle mais également grâce à l’interaction avec d’autres professionnels. « L’analyse des réalités professionnelles sur des temps de retour d’expérience en IFSI (laboratoire, supervision, exploitation de stage, jeux de rôle…) est favorisée. Une large place est faite à l’étude de représentations, à l’analyse des conflits socio-cognitifs par la médiation du formateur, aux travaux entre pairs et à l’évaluation formative »