Stephan et Anaïs Dattner, fondateurs de la plateforme Tuttis, et Vanessa Rémery, chercheuse à l’Université de Genève, ont participé au 6ème congrès de la Recherche sur l’enseignement et la formation professionnelle et continue (VET Congress 2019) qui a eu lieu à Berne du 4 au 6 mars dernier à l’Institut fédéral des hautes études en formation professionnelle. Centré sur les changements qu’occasionne l’introduction des nouvelles technologies dans le monde de l’éducation et la formation, ce congrès visait à s’interroger sur la façon dont des connaissances et compétences nécessaires au monde du travail sont acquises et comment elles doivent désormais être combinées à de nouvelles formes d’apprentissage et de pratiques.
Dans ce cadre, nous avons proposé de présenter la plateforme Tuttis, ses fondements et les principes de conception, ainsi que les résultats d’une recherche exploratoire visant à comprendre comment les utilisateurs s’approprient cette plateforme basée sur l’échange des savoirs d’expérience entre pairs. Quels sont les usages et quelles sont les interactions entre pairs que cette plateforme permet?
Titre original de la conférence: Appropriation and interactions between users on a sharing professional experience platform for nurses: the case of Tuttis platform.
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La plateforme Tuttis
La plateforme Tuttis a été conçue pour permettre aux infirmiers d’échanger entre eux leurs savoirs d’expérience.
La première source d’inspiration est la notion de «communauté de pratique» (1): l’idée qu’autour d’une pratique se crée une communauté qui définit ses propres règles, son jargon, travaille et réfléchit sur l’amélioration de sa pratique. Une communauté de pratique est un groupe de personnes qui interagissent pour échanger de l’information, des points de vue et des conseils, solutionner des problèmes et approfondir des connaissances dans un domaine pratique pour lequel elles partagent un intérêt. Comme le soulignent Wenger, Dermont et Snyder (2002), ce n’est pas qu’un site web, une base de donnée et un répertoire de «best practices». C’est un groupe qui interagit, apprend ensemble, construit des relations et à travers, cela développe un sentiment d’appartenance et d’engagement mutuel. On parle désormais de «communauté virtuelle de pratique» pour désigner l’émergence de nouveaux modes d’échanges et de collaborations au moyen des nouvelles technologies (2). Ces dernières années de nombreuses initiatives ont été expérimentées au Québec pour les professionnels de santé à l’initiative du Centre francophone d’informatisation des organisations (Cefrio) et du Centre d’expertise en santé de Sherbrooke (Cess) (3).
La deuxième source d’inspiration est liée à la notion d’analyse de pratique et l’idée qu’en décrivant ce qui s’est passé pendant une situation spécifique et plus particulièrement l’activité qui a été mise en œuvre, le professionnel comprend mieux ce qui s’est joué et les ressorts profonds du déroulement de la situation (4). L’analyse des situations vécues permet de se professionnaliser et de gagner en compétence (5).
Au-delà de l’expérience d’Anaïs Dattner en tant qu’infirmière, la raison pour laquelle la communauté infirmière a été choisie comme première étape du déploiement tient à plusieurs de ses caractéristiques :
- C’est une très large communauté
Ce point est important puisque les contributions sont écrites par les infirmier(e)s et qu’il faut donc un engagement fort pour le faire. Une communauté trop peu nombreuse ne permettrait pas d’avoir un nombre de contributions suffisant. - Les infirmier(e)s ont une identité forte
Cela facilitera l’adhésion des infirmier(e)s à la plateforme - Il n’y a pas de compétition entre infirmier(e)s mais plutôt de la solidarité
C’est indispensable pour minimiser toute forme d’autocensure autour des contributions que l’on écrit sur la plateforme - Les infirmier(e)s connaissent les méthodes d’analyse de pratique
Ils les utilisent dès le début de leurs études et pourront donc plus facilement adopter la plateforme Tuttis.
Deux principes majeurs ont guidé la conception de la plateforme :
- Standardiser les formats d’échange à travers des « scripts » (6)
Pour s’assurer que les contributions restent toujours centrées sur la pratique des soins infirmiers, pour s’assurer que l’on peut facilement accéder à n’importe quel contenu sans se perdre dans des formats disparates, un même standard est obligatoire pour toutes les contributions. - Guider les utilisateurs dans la création des contenus
Pour chacun des contenus proposés un guide rappelle à l’usager ce qu’il doit décrire. Par exemple pour une Expérience Partagée (l’un des contenus), il sera demandé de préciser dans le cadre du contexte, à quel moment s’est déroulée la situation, à quel endroit, qui étaient les personnes présentes, quel rôle avaient-elles, le matériel utilisé…
Quatre scripts sont prévus pour les usagers de la plateforme :
- Les Expériences Partagées
Une Expérience Partagée est une situation professionnelle vécue. L’infirmier(e) sera guidé dans la description de cette situation (le contexte, le déroulement, les conséquences…) - Les Questions afin de solliciter la communauté
Dans le cadre d’un contexte qu’il présentera, l’infirmier(e) décrira le thème de sa question (c’est ce qui apparaîtra dans le fil d’actualité) et posera la question elle-même. - Les Si-Alors qui sont des réactions à l’un des contenus de la plateforme.
En réponse à une Expérience Partagée, à une Question, en réaction à un autre Si-Alors, ou même rédigé directement, l’infirmier(e) proposera un conseil, une astuce ou une recommandation de bonnes pratiques, et ce toujours sous la même forme. SI il se passe cela, ALORS voici ce que l’on peut faire. - Les Liens
En complément d’un SI-Alors, l’infirmier(e) pourra faire un lien vers une ressource Internet externe (un article de référence, une page Internet…)
Analyse exploratoire de l’appropriation de la plateforme
Afin d’étudier l’appropriation de la plateforme par les utilisateurs actifs, l’approche a été de se concentrer sur les traces d’activité laissées par les acteurs, c’est-à-dire principalement leurs productions écrites.
L’appropriation se définit ici comme la façon dont l’usager se saisit d’une technologie ou d’un instrument. Autrement dit comment il les utilise, les adapte et les intègre dans sa pratique (7).
En se référant à l’approche instrumentale de Rabardel sur le distinguo qu’il fait entre «l’artefact» et «l’instrument» (8). L’artefact est une chose imaginés, créée pour certains usages. Il procède de la vision du concepteur et des objectifs qu’il assigne à l’artefact. L’instrument est ce qu’en fait l’utilisateur quant il l’utilise. Par exemple un marteau, à l’origine est conçu pour planter un clou mais on peut également utiliser cet instrument pour faire de la glace pilée. En fait, Rabardel étudie l’action instrumentée, c’est à dire l’utilisation d’artefacts dans une activité. Dans le cours de cette activité, l’artefact devient un instrument pour le sujet par les usages qu’il en développe (9).
L’artefact constitue donc la proposition initiale des concepteurs à confronter avec l’usage réel qui en est fait (10).
Dans le cas de cette étude, l’artefact est constitué des scripts définis dans la plateforme Tuttis qui peuvent devenir «instrument» par l’usage que les utilisateurs de Tuttis font de ces scripts.
Pour comprendre l’appropriation de la plateforme, le choix a été d’étudier comment sont investis les scripts (quels étaient les contenus créés et comment) et quels rôles « pratiques » sont endossés par les contributeurs (dans la rédaction des contenus).
La méthodologie mise en œuvre s’est appuyée pour les contenus publiés sur :
- une analyse statistique (quels contenus, qui, quelles réactions…)
- une analyse thématique (quelles situations, quels problèmes…)
- une analyse énonciative (types de discours, formes verbales…)
Les résultats de la recherche
Quelques résultats statistiques :
- 7% des usagers contribuent à la plateforme
- 67% des contributions sont créées par des infirmier(e)s
- La répartition des contributions :
- 28% sont des Expériences Partagées
- 29% sont des Questions
- 43% sont des Si-Alors
- Ces contributions ne sont pas les mêmes si on les analyse selon qu’il s’agit d’étudiant(e)s et d’infirmier(e)s. Par exemple, les infirmier(e)s vont créer nettement plus de Si-Alors tandis que les étudiant(e)s vont poser beaucoup plus de Questions.
L’analyse thématique et énonciative des contributions a permis de voir émerger plusieurs rôles «pratiques» bien distincts. Ces rôles sont endossés par les contributeurs au moment de créer les contenus. Il est important de souligner à ce stade qu’il ne s’agit pas de décrire le profil des contributeurs mais le rôle du contributeur dans le cadre d’une contribution. En d’autres termes un même contributeur peut endosser différents rôles en fonction de ce qu’il écrit: il peut changer de rôle à chaque contribution et même endosser plusieurs rôles dans la même contribution. Cinq rôles très différents ont été identifiés : «professeur», «chercheur», «praticien réflexif», «personne blessée» et «militant».
Pour finir, cette recherche a permis de mettre en évidence quelques pistes d‘amélioration et notamment la nécessité d’améliorer significativement l’interaction entre les usagers de la plateforme.
Cela pourrait passer par exemple par:
- la création d’une messagerie interne à la plateforme,
- la création d’un forum permettant des discussions informelles associées à un contenu particulier,
- la possibilité de suivre les contributions d’un usager de la plateforme,
- la réception de notifications liées à des thématiques ciblées,
- la création de groupe au sein de la plateforme pour travailler et discuter ensemble sur des sujets précis…
Pour poursuivre cette recherche, il serait intéressant d’étudier sur un temps plus long l’appropriation collective d’une telle plateforme, par exemple auprès d’un groupe de formateurs de façon à comprendre la façon dont ils peuvent utiliser cette plateforme dans le processus d’apprentissage des étudiants. Cela fera l’objet d’un projet de recherche-action proposée à quelques IFSI partenaires.
(1)Wenger 2010
(2)Daniel 2010
(3)Langelier 2005
(4)Charlier & al., 2013
(5)Donnay & Charlier, 2008
(6)Weinberger, Ertl, Fischer & Mandl, 2005
(7)Poizat, Haradji & Adé, 2013)
(8)Rabardel, 1995, Folcher & Rabardel, 2004
(9)Béguin & Rabardel, 2001
(10)Kaptelinin & Nardi, 2006
Altet, M. (2000). L’analyse de pratiques : une démarche de formation professionnalisante. Recherche et formation, 35, 25-41.
Béguin, P., & Rabardel, P. (2000). Concevoir pour les activités instrumentées. Revue d’intelligence artificielle, 14(1-2), 35–54.
Charlier, É., Beckers, J., Boucenna, S., Biemar, S., François, N. & Leroy, C. (2013). Comment soutenir la démarche réflexive ? Outils et grilles d’analyse des pratiques. Bruxelles : De Boeck.
Daniel, B.K. (2010). Handbook of Research on Methods and Techniques for Studying Virtual Communities: Paradigms and Phenomena. Hershey, PA : Informaion Sciences Reference.
Donnay, J., & Charlier, É. (2008). Apprendre par l’analyse de pratiques : initiation au compagnonnage réflexif. Belgique : Presse Universitaire de Namur.
Folcher, V., & Rabardel, P. (2004). Hommes-Artefacts-Activités : Perspectives instrumentales. In P. Falzon (Eds). L’ergonomie (pp. 251-268). Paris : Presses Universitaires de France.
Kaptelinin, V., & Nardi, B. A. (2006). Acting with technology : activity theory and interaction design. Cambridge : MIT Press.
Langelier, L. (2005). Travailler, apprendre et collaborer en réseaux. Québec : Cefrio.
Marcel, J-F., Olry, P., Rothier-Bautzer, E., & Sonntag, M. (2002). Note de synthèse : Les pratiques comme objet d’analyse. Revue française de pédagogie, 138, Recherches sur les pratiques d’enseignement et de formation. 135-170.
Poizat, G., Haradji, Y. & Adé, D. (2013). When design of everday things meets lifelong learning. International Journal of Lifelong education, 32(1), 68-79.
Rabardel, P. (1995). Les hommes et les technologies. Paris: Armand Colin.
Rabardel P. (1995). Qu’est-ce qu’un instrument ? Les dossiers de l’Ingénierie éducativ, 19, 61-65.
Weinberger, A, Ertl, B., Fischer, F., & Mandl, H (2005). Epistemic and social scripts in computer–supported collaborative learning. Instructional Science, 33,1, 1–30
Wenger, E. (2005). La théorie des communautés de pratique, apprentissage, sens et identité. Canada : Presses de l’Université Laval. .
Wenger.E, McDermott.R, et Snyder.W.(2002). Cultivating Communities of practice : a guide to manage knowledge. Boston : Harvard Business School Press.