Cela fait tout juste un an que Tuttis a été créé et il est peut-être temps de faire un premier bilan de cette expérience.
L’objectif de cet article n’est pas de faire un constat exhaustif de l’expérience Tuttis mais de partager avec vous quelques réflexions que m’ont inspirées ce projet.
Ces réflexions sont l’expression de quelqu’un d’extérieur au métier (je suis à la base ingénieur commercial dans l’informatique… donc assez éloigné du monde infirmier). Loin de moi l’idée de juger quiconque, je souhaite juste souligner quelques points.
Il y a de l’appétence pour l’idée d’échanger sur sa pratique
Chaque fois que nous présentons le concept de la plateforme (faciliter et encourager l’entraide dans la pratique des soins infirmiers) nous avons un accueil favorable. Parfois certains ont le sentiment que de nombreuses solutions existent. C’est vrai, mais l’approche de Tuttis est très innovante et quand nous avons le temps de la présenter, tout le monde reconnait rapidement la pertinence de l’approche.
Pour rappel, Tuttis propose aux infirmiers de créer des contenus normés, standardisés, toujours reliés à la pratique. Les contributeurs sont guidés pas à pas dans la création des contenus:
- L’Expérience Partagée est la description d’une situation de soin (le contexte, le déroulement, les conséquences, les questionnement…)
- La Question, est une question professionnelle relative à un soin et toujours reliée à son contexte
- Le Si-Alors est une réaction à un contenu et a toujours la même structure : SI il se passe cela, ALORS voici ce que l’on peut faire. Il peut s’agir d’un conseil, d’une astuce, d’une recommandation de bonne pratique…
- Le Lien, en complément d’un Si-Alors, pointe sur une ressource Internet externe : une page de la HAS, un article de magazine…
Le membre de la communauté Tuttis pourra interroger la base de données à partir de n’importe quel mot clé. De plus, à partir d’un contenu, il pourra retrouver les contenus similaires, les réponses (les SI-Alors) et leur origine.
Tuttis peut s’apparenter à un Wiki puisque ce sont les membres de la communauté qui créent les contenus, à la différence que personne ne peut venir modifier un contenu existant alors que sur Wikipédia par exemple, les contenus sont créés par consensus.
Tuttis se différencie d’un forum ou d’un groupe de discussion du fait de la structure normée des contenus.
On peut retrouver très facilement de l’information dans Tuttis alors que sur un forum, l’anarchie des interventions oblige à lire tout le fil de discussion pour retrouver toute l’information que l’on cherche.
En conclusion Tuttis n’est ni une plateforme de e-learning, ni un Wiki, ni un forum.
Tuttis n’est non plus un guide de bonne pratique
C’est un point fondamental mais que nous ne soulignons peut-être pas assez. Tuttis n’a absolument pas l’ambition de se substituer à toute la littérature existante sur les connaissances infirmières. Pour caricaturer, nous ne voulons pas remplacer la HAS ou les sites des sociétés savantes.
Nous souhaitons nous concentrer sur l’échange des pratiques, nous souhaitons valoriser l’altérité des savoirs d’expérience.
C’est important de le souligner parce qu’implicitement nous ne voulons pas apporter une réponse unique, vérité dogmatique proposée par une sorte de deus ex machina. Nous pensons que la complexité du réel, le rapport à l’humanité du patient (et de soi), appellent à chaque fois une réponse spécifique et c’est justement la richesse du métier infirmier.
C’est un paradoxe parce que le métier infirmier est très régulé, le risque d’erreur toujours là, la notion de prescription centrale… Et donc la tentation de toujours vouloir se reposer sur des règles d’airain, indiscutables, que l’on pourrait suivre aveuglément, sans trop se poser de questions.
Et pourtant, nous vivons une époque où nous sommes submergés par l’information. Elle nous arrive d’horizons multiples et divers. Il peut s’agir d’un groupe Facebook ou LinkedIn, d’un collègue de travail, d’une formation suivie il y a une dizaine d’année, d’un magazine professionnel, d’un site Internet sur lequel nous avons surfé, de la plateforme Tuttis bien sûr… Et cette information est très peu qualifiée (dans le sens où cette information est peu sourcée, peu vérifiée et contrôlée).
Et de plus le monde s’accélère, les organisations se transforment, la technologie évolue de plus en plus vite. Il y a donc un risque accru de l’obsolescence de ce que nous savons.
Face à cela, nous n’avons d’autres choix que de nous responsabiliser sur la maîtrise de l’information que nous recevons.
Et nous ne pourrons pas le faire si le travail nous est sans-cesse mâché par une sorte de garde-chiourme de la vérité.
La modération
Se positionner, d’abord et avant tout, sur l’échange de pratiques amène inévitablement la question du contrôle et de la modération.
Le premier niveau de cette question est de savoir comment nous nous assurons que les membres de la communauté Tuttis sont bien des infirmiers.
A cette question, nous répondons que tous les membres de la communauté s’engagent sur une charte à être infirmier ou étudiant en soins infirmier et juridiquement nous avons le droit de contrôler que ce soit bien le cas. Pour l’instant, nous n’avons constaté aucune entorse. Par ailleurs, le choix d’avoir un modèle économique basé sur l’abonnement annuel donne une certaine garantie. Pourquoi quelqu’un payerait-il pour participer à une plateforme d’échange, centrée sur la pratique des soins infirmiers, et à destination des infirmiers s’il n’est pas un infirmier ?
Le deuxième niveau de cette question est de savoir comment sont modérés les contenus ?
Et là, il devient crucial d’insister sur le fait que Tuttis n’est pas un guide de bonne pratique, que l’audience de Tuttis est constituée de professionnel et qu’ils se doivent, à ce titre, de se responsabiliser sur la façon dont ils apprécient les contenus.
On ne le dira jamais assez :
Tuttis est centrée sur l’échange des pratiques.
Tous les savoirs présentés le sont dans un contexte qui peut expliquer un écart éventuel entre le prescrit académique et le réel vécu dans la complexité du terrain.
Les formateurs en IFSI sont plus réservés et on les comprend. Ils forment des infirmiers en devenir et il leur appartient de leur transmettre la bonne pratique. Tuttis, de ce point de vue, n’y répond pas. Mais, et je rappelle ma posture hors du champ infirmier, les étudiants en soins infirmiers, comme les professionnels, sont confrontés à la multitude des informations. L’un des rôles du formateur, et à mon avis probablement de plus en plus important dans le futur, est justement d’alerter le futur professionnel sur la responsabilité qu’il aura de toujours maintenir son niveau de compétence, de toujours être responsable de l’appréciation de ce qu’on lui transmet.
Chacun doit être en capacité de juger de la pertinence et de la qualité de l’information qu’il reçoit…. d’où que vienne l’information.
Il ne s’agit pas de laisser sur la plateforme des contenus qui ne seraient pas du bon niveau professionnel.
Tout contenu peut être signalé par un membre de la communauté et s’il est effectivement inapproprié, il sera retiré de la plateforme.
Par la suite (si les flux des contenus créés deviennent trop importants) Tuttis se dotera d’un comité scientifique qui aura la charge de statuer sur les contenus signalés.
Mais l’idée n’est pas celle d’un juge qui du haut de son siège déciderait de ce qui est sur la plateforme ou non. Nous sommes convaincus que le bénéfice que permet la plateforme, c’est de permettre le plus grand partage possible des différentes pratiques. C’est de cette confrontation des savoirs, toujours fonction des contextes, qu’émerge la construction de la compétence.
L’engagement des usagers
C’est un autre paradoxe auquel nous nous heurtons. Comme j’ai dû le dire au-dessus, l’appétence pour l’application est réelle. Mais entre l’appétence, l’utilisation… et l’abonnement il y a un monde et c’est le challenge qui se dresse devant nous.
Comme tout le monde, peut-être même plus que tout le monde, les infirmiers sont submergés par le quotidien et n’ont pas de temps à consacrer à la formation et au renforcement des compétences.
Comme nous tous, ils en reconnaissent l’absolue nécessité mais comme nous tous, ce n’est jamais l’urgence et encore moins la priorité.
La conséquence, c’est que nous recevons beaucoup de messages chaleureux et encourageants mais peu d’engagements au-delà. J’avoue que je n’avais pas anticipé ce gap.
Entre l’inscription et l’abonnement, nous avions anticipé une difficulté : nous ne sommes pas dans l’air du temps où le modèle pseudo-gratuit est largement majoritaire sur Internet. Même si maintenant, les limites de ce modèle, les débats sur la transparence et l’éthique des Facebook, Google et autre GAFA font l’objet de controverses largement débattues, le modèle par abonnement que nous prônons reste minoritaire.
Nous restons convaincus que ce modèle offre la garantie de l’indépendance de l’application et du sérieux professionnel des contributions.
Mais pour en revenir à l’engagement des infirmiers, je file souvent la métaphore suivante: c’est comme si je vendais un super tournevis, plat, cruciforme, torx… Mon interlocuteur me regarde poliment, me dit que c’est une super invention et que le jour où il aura une bibliothèque à monter, il pensera à mon tournevis. Mais six mois plus tard, quand il monte sa bibliothèque il m’a oublié, moi et mon tournevis.
Je pense que c’est pareil avec Tuttis. D’où l’idée sur laquelle nous travaillons en ce moment :
asseoir la stratégie de déploiement de la plateforme sur des projets de développement des compétences avec Tuttis positionné comme support réflexif de ces projets.
Il peut s’agir par exemple:
- de diverses formations
- d’un projet de transfert de compétences entre infirmiers hospitaliers et infirmiers libéraux avec l’URPS
- d’un soutien réflexif aux partages d’expérience avec des réseaux de soutien ou de coordination des soins
…
L’important est que l’on embarque l’usager de la plateforme Tuttis dans le cadre d’un projet auquel il participe et dans lequel il est déjà engagé.
Nous pensons que cela a pour première vertu de proposer une approche réflexive en sus du projet et d’ancrer ainsi plus facilement ce projet dans la réalité.
Quoi de plus efficace pour engager les acteurs d’un projet que de leur proposer de partager des expériences en lien avec la thématique du projet et d’échanger sur ces situations ?
Nous pouvons déjà constater un intérêt de différents organismes de formation pour cette approche qui leur permet de disposer d’un support réflexif dédié à l’analyse de pratique.